lundi 2 février 2015

Le royaume


Pour être franc, je suis entré à reculons dans ce roman et je l'ai terminé aussi à reculons tellement je ne voulais plus en sortir. Non que les 600 pages soient toutes exaltantes, loin de là, mais elles ont eu sur moi un effet certain. De prime abord, le sujet piquait ma curiosité sans plus. Que pouvait-on raconter sur les premiers chrétiens ? J'en savais déjà un bout et c'est peut-être ce petit bout qui m'a amené à lire Le Royaume.

D'entrée de jeu, Emmanuel Carrière se pose une question qui me turlupine moi-même depuis longtemps: Comment une histoire aussi invraisemblable a pu traverser le temps et rester vivante jusqu'à nos jours ? À cette question, il ne trouve pas de réponse, mais l'histoire qu'il nous raconte est si proche de notre réalité qu'on ne peut qu'en être troublé.


UN TERREAU FERTILE

En guise de genèse, il brosse un portrait atypique de l'empire romain, faisant d'elle une société agnostique où la religion  est plus une affaire de rites et de traditions que de croyances véritables. Rares sont les romains qui prennent les récits de leurs dieux au premier degré. Un peu comme nous aujourd'hui, ils voient tout cela  comme un héritage culturel bien plus qu'une vérité absolue. Les grecs en tirent des enseignements philosophiques. Les dieux ne sont déjà plus que des allégories. 

La Judée de l'époque est le confluent de 3 grands cultures: helléniste, romaine et juive, que l'auteur présente un peu comme le passé, le présent et l'avenir. L'empire helléniste d'Alexandre Le grand est révolue depuis quelques siècles mais sa culture perdure à travers la langue usuelle et les références historiques. Les romains domine le monde connu tandis que les juifs voient la Judée comme la Terre Promise, porteuse de leur avenir. En sommes, les Grecs avaient la philosophie. Les romains  le pouvoir et les juifs la religion. 

Selon Carrière, le Dieu Unique des juifs, omniscient et paternaliste, a de quoi séduire bien des romains en mal de spiritualité. Le problème, c'est que le judaïsme est contraignant pour les non-initiés: il faut se faire circoncire, respecter le sabbat et surtout se soumettre à une autre culturelle. En résumé, le Peuple Élu n'est pas très "accommodant" avec les païens. On leur accorde le droit de venir à la synagogue, de partager leur croyance mais point de salut après leur mort. Ils sont et resteront des impures malgré leur belle ouverture d'esprit.



PAUL

Paul n'est pas le héros du roman de Carrère, mais son sujet principal. Tout l'intérêt du personnage vient du fait qu'il n'a pas connu Jésus personnellement et se contente donc de colporter le message, la fameuse Bonne Nouvelle. Le traitement qu'en fait l'auteur est savoureux. En bon écrivain, il s'intéresse à l'art de raconter une histoire et plus encore à l'art de lui donner vie. Le chapitre où Paul annonce à une foule médusée que le sauveur promis par Yavhé est finalement arrivé, est mort et a ressuscité, est l'un des plus drôle du roman.  Il nous fait comprendre à quel point ces propos défiaient l'imagination des juifs Quelle honte de mourir sur la croix ? Comment un petit criminel peut-il devenir un Dieu ? Je vous laisse le plaisir de découvrir les comparaisons qu'il utilise. Cela dit, le message de Paul a l'avantage d'être clair et surtout accessible aux païens. L'amour de son prochain est la seule condition d'accessibilité au Royaume des Cieux. Mieux encore, il suffit de se faire baptiser dans l'eau, un rite indolore et sans marque apparente qui garantie une place au paradis. Dans le paysage socio-culturel de l'époque, c'est toute une aubaine !

Une des caractéristiques de Paul, c'est qu'il se fiche éperdument de la vie de Jésus, seule la Bonne Nouvelle compte. Il diffuse le message mais n'a que faire de la biographie du messager. Du coup, il est moins pointilleux sur les détails. Il n'hésites pas à adapter l'histoire. L'important, c'est de convertir le plus de païens possibles, quitte à faire quelques compromis, se monter opportuniste, voire populiste.  

Or, en ce temps-là, les premiers chrétiens sont divisés en deux camps. Dans le coin gauche, les anciens apôtres (Pierre, Jean et Jacques) qui ont connu Jésus et prônent une judéo-chrétienneté, c'est à dire de croire à la résurrection du Christ sans rompre avec les traditions juives. Ils partent du principe que Jésus n'a jamais renié ses origines. Les Gentils (comme on les appelle)  campent à Jérusalem et prêchent parmi les juifs, en terre promise. Les nouveaux abonnements se font plutôt rares.

Dans le coin droit, Paul l'illuminé, le messager de Dieu et le champion du membership. Il se tient loin de Jérusalem, prêche en terre païenne et obtient un franc succès. Partout sur son passage, les églises (rassemblements chrétiens) poussent comme des champignons, en rupture avec la culture juive.  Le désaccord entre Paul et les apôtres sur l'obligation de se faire circoncire ou non est d'ailleurs très drôle. Carrère s'amuse à parler de l'église des circoncis et celle des prépuces. Le nombre faisant foi de tout, ce sera l'église des prépuces qui l'emportera au paradis avec, bien sûr, sa panoplie d'amendement à la constitution.    

Cela m'amène à une réflexion. À l'origine de toute histoire racontée, il y a une intention. Quiconque a déjà travaillé en cinéma sait qu'un scénario n'est jamais adapté tel quel. Le réalisateur apporte des modifications, les acteurs en suggèrent d'autres et les conditions de tournage forcent d'innombrables changement. En bout de ligne, le résultat final est assez loin du script original. Ce qui importe, c'est de garder une certaine cohérence et surtout d'avoir des scènes fortes. Si ces deux ingrédients sont réunis, on a un bon film. La question de savoir si le scénario fut respecté ou non n'a d'importance que pour le scénariste. Souvent, l'idée vient de lui et il regrette que les autres ne partagent pas sa vision originelle alors qu'en vérité, la plupart ont embarqués dans le projet justement parce que l'idée les inspiraient. Et qui dit inspiration dit nouvelles idées. Il y a fort à parier que si les premiers chrétiens étaient restés à Jérusalem, il n'y aurait jamais eu de nouvelle religion.     

LUC

C'est Luc le véritable héros de ce bouquin, l'alter-ego de l'auteur, du moins le personnage auquel Carrère s'identifie le plus: Luc le médecin, l'intellectuel, l'historien mais surtout Luc l'écrivain Il suivra Paul une grande partie de sa vie et sera le témoin privilégier de la christianisation du Moyen-Orient. Carrère le présente comme une sorte d'agent de liaison entre la culture juive et les valeurs plutôt helléniques des païens. Autrement dit, c'est lui qui arrondie les angles pour rendre l'histoire plus comestible aux étrangers. On lui doit, entre autre, la virginité de Marie. Et pour citer une phrase bien tournée de l'auteur: C'était important de monter que non seulement Jésus était le fils de Dieu, mais aussi qu'il venait d'une bonne famille...".

Encore une fois, on peut se demander si Carrère ne fait pas un peu de projection, prêtant à Luc des talents de narrateur, voire de révisionniste, qui permettent à l'écrivain de discourir sur notre Ère moderne où l'information est sans cesse manipulée. Peut-être que oui, mais peu importe.  Ce qui compte, c'est le chemin que doit emprunter une histoire pour atteindre le coeur des gens. Tous les artistes ont vécu ça: On a une idée géniale, l'illumination. On en parle autour de nous et voilà que les bémols arrivent. «Oui mais si», «oui mais ça». Tout le monde est d'accord sur l'idée de base mais chacun a une meilleure idée pour l'améliorer.

En tant que biographe de Paul qui relate les faits 30 ans après sa mort, Luc n'hésite pas à embellir le personnage et les faits. Carrère va même jusqu'à suggérer que Luc prêter à Jésus des paroles de Paul et vice-versa. Encore une fois c'est le message qui compte.  Malgré tout, Luc ne se privera de raconter  la vie de Jésus. Il la connait par Marc, l'apôtre, qui n'était pas tendre avec ses congénères, les dépeignant comme des rustres, des belliqueux et des envieux. De cette biographie peu flatteuse, Luc ne gardera que l'essentiel et embellira le reste. Il invente des paraboles, supprime des notions trop juive et se fait un devoir de mettre en valeur le contextes historique, c'est-à-dire la culture romaine, afin que tous les peuples helléniques puissent s'y retrouver.

En sommes, Le Royaume est un exercice sur l'art de raconter une histoire. D'un coté, vous avez Paul l'illuminé, le juif défroqué, l'humble gourou qui se fiche de la vie de Jésus et propage le message aux quatre coins de l'empire romain. Ce qui est intéressant avec Paul sur le plan narratif, c'est cette distance volontaire qu'il prend avec la "version officielle". Un peu comme un réalisateur qui aime l'idée d'un scénario mais se fiche des scènes déjà décrites et des dialogues. Ce qui compte, c'est la manière de transposer cette idée en image. Paul ne s'en prive pas. Animé par la ferveur du message, il ne veut pas effrayer les païens avec des des références trop juive. Il a comprit la force de l'idée et c'est cette idée qu'il veut développer, pas le scénario qui vient avec. 

Mais Paul est avant tout un orateur dont la contribution écrite se résume à quelques lettres. Or, les chrétiens ont compris que pour durer l'histoire doit s'écrire.  L'auteur nous présente Luc et son Évangile un peu comme un romancier conscient d'écrire un best-seller. Il sait que les lettres de Paul sont copier et recopier par les fidèles, il a vu les chrétiens se détacher de la culture juive après la destruction de Jérusalem, il connait le pouvoir de la Bonne Nouvelle et surtout, par ses origines grecques, il est conscient que son Évangile sera mieux diffusé que les autre à travers l'Empire. En tant qu'écrivain, il pressent que son oeuvre va traverser le temps. Or, Si Luc avait croisé le chemin des apôtres en premier, est-ce que son évangile aurait vu le jour ? On peut en douter. Les Anciens ne voyaient pas l'intérêt de convertir les païens. L'approche de Paul, au contraire, stimule son intellect de Luc. Ce discours qui prêche l'amour et l'humilité a de quoi ravir son âme de médecin.  Sans les "adaptations" de Paul, le bon docteur n'entrait pas en religion.  Pour prendre vie, une bonne histoire doit souvent emprunter des chemins sinueux. Ne dit-on pas que les voies du Seigneur sont impénétrables ?

C'est du moins ce qu'Emmanuel Carrière s'applique à démonter. Très conscient que son livre est un exercice sur l'art de raconter, il n'hésite pas à commenter son propre récit, à l'agrémenter de réflexions, d'anecdotes, de cette touche personnelle que les apôtres eux-mêmes sont pas manquer d'apporter à la version officielle. Son point de vue moderne et athéiste nous rend cette histoire beaucoup plus digestible. En sommes, comme Paul et Luc, il adapte l'histoire à nos us et coutumes pour mieux nous en convaincre. Son objectif n'est pas de nous convertir bien entendu mais plutôt d'imposer sa vision officielle (sic!), personnelle des premiers chrétiens. Malgré son approche septique, truffées de références contradictoires, Emmanuel Carrère prouve, avec son dernier chapitre où il nous raconte une anecdote à propos des lavements de pieds, que derrière son humour mordant, voire cynique, il y a dans cette vision athée du Royaume une véritable recherche spirituelle. Et moi-même, en écrivant ces lignes, j'en suis là.